mardi 21 janvier 2014

Conversation -9- avec Cora.




- Bonjour ma Jolie, j’ai envie de faire un saut dans le temps et de t’amener dans ma guerre de 39-45.je dis « ma » parce que mes souvenirs ne correspondent pas forcement avec ce que tu as appris de cette époque terrible  -
- J’espère que plus tard vous voudrez bien combler la période d’entre deux guerres avec d’autres souvenirs de la génération de vos parents ?
- Tu as raison, il n’y a plus de vivants de leur génération, et je ne risque pas de choquer leurs contemporains… ni les miens d’ailleurs ! C’est vrai je suis maintenant entourée  de plus de morts que de vivants, plus personne n’a connu ma jeunesse. Laisse-moi rire : je fais  dans mon grand âge partie des chefs d’œuvre en péril !  Ce qui me gêne  c’est qu’à propos de ces faits récents je dois  te parler de moi-même plus que dans nos précédents entretiens.
- Allons, ma chère Cora, pas de fausse pudeur. Alors comment cela a-t-il commencé ?
- Assieds- toi confortablement et laisse moi fermer les yeux.
Ce dimanche de l’été 1936 est somptueux …
La station thermale baigne dans une chaude lumière qui magnifie son jardin public .Des massifs de roses ,des canas géants, des hortensias roses et bleus éclatent sous les prunus violets .Une allée de saules mène au bassin, jets d’eau fusant sous les pieds d’un jeune faune  de bronze symbole parfait de ce moment d’allégresse naturelle et de parfaite paix ambiante. Des élégantes  promènent leurs robes blanches et leurs capelines pastel,  prennent place sur les bancs de bois peints en vert, lisent un roman, surveillent de petits enfants joyeux qui se poursuivent en riant. Il est bientôt midi et les messieurs sont déjà installés à la terrasse du  Café Trianon devant des Pernauds opalescents. L’orchestre a pris place sur l’estrade qui sépare la terrasse de l’intérieur du café où quelques tables de bridge, un billard attendent les amateurs…
La grosse horloge encastrée au-dessus de la porte centrale du vaste bâtiment de style mauresque chante les douze coups de midi.
Dès les premières mesures d’un paso-doble endiablé les dames et les enfants se dirigent vers le  Café Trianon, les petits courant demander leur grenadine et se précipitant sur la sphère du distributeur de cacahuètes dont le tiroir métallique avec un joli clic délivre ces gourmandises contre une pièce de monnaie.
Les dernières curistes de la matinée sortent  de l’Etablissement Thermal enveloppées de leur  peignoir  immaculé, avant de  rejoindre leurs hôtels.
On papote un peu sur le perron :
-Que faites-vous cet après-midi ?
-J’hésite, peut-être un golf où si le soleil est trop fort j’irai, sous le parasol broder des  « smocks » à l’Atelier de travaux de dames de l’avenue du Parc.
-Moi, je suis trop lasse, j’en suis aux bains complets en eau- mère salée, en plus  c’est l’époque de l’ovulation et j’attends mon mari ce week-end.
Les eaux de la Station soignent la stérilité, beaucoup de dames sont exaucées dans leur désir d’enfant. Miracle de la cure, des visites maritales, des quinze médecins en activité dans la station, ou du groupe de beaux et jeunes célibataires locaux  qui papillonnent autour des plus jolies comme un essaim d’abeilles devant un pot de confitures. Conséquence logique : les jeunes filles du bourg sont considérées comme les plus sages du canton et personne ne se préoccupe de savoir si c’est par frustration… Ici c’est  « la curiste d’abord ». Il faut que dans l’année on puisse afficher le plus grand nombre de faire- parts de naissance. On dirait que l’évêché s’est mis de la partie puisque le chanoine Aibrun a été désigné à la tête de la  paroisse. Le beau chanoine Aibrun ,si éloquent, qui chante la messe d’une voix chaude, émouvante, le très aimé chanoine Aibrun tellement indulgent aux péchés du monde que c’est un plaisir supplémentaire que d’aller à confesse .
 Puis on se disperse. Certains se dirigent vers le « Grand Hôtel  Du Parc». Ce véritable palace est la gloire de la station. Certes, il y a d'autres hôtels de standing, il y a aussi de nombreuses pensions de famille même des chambres meublées en tout genre, mais le grand hôtel !
Chef-d’œuvre de la fin du XIXème il ressemble à un vaisseau rutilant voguant sur des massifs fleuris. On gravit un monumental perron puis on pénètre dans un  hall somptueux. Il est flanqué aux deux extrémités de cheminées monumentales. Quelle que soit  la saison on y brûle de véritables troncs d’arbres  portés par des valets en livrée à gilet rayé noir et or. Ces valets très nombreux traversent discrètement le grand hall et courent dans l’escalier à double révolution qui mène aux chambres. Chacune décorée avec un goût exquis donne sur le couloir  intérieur ovale, en mezzanine, qui surplombe le hall. Ainsi la lumière descend directement des vitraux multicolores de la verrière en coupole chatoyant sur le parquet ciré du rez- de- chaussée.
Cette vaste salle de style anglais marie le cuir des fauteuils club, à l’acajou des petites tables basses et à l’écossais des tapis moelleux. On peut y apercevoir quelque célébrité. Madame Lebrun, l’épouse du président de la République, très discrète, et un jeune homme rondouillard dont on assure qu’il est « le » couturier parisien après Poiret, il s’appelle Christian Dior. Il promène, la mine morose entre sa mère qui ressemble à une momie inca et sa jeune nièce aux boucles blondes dont l’activité principale est de tourmenter les jolies femmes de chambre en blouse rose. Les directeurs de l’hôtel,  un couple de personnes âgées aux cheveux de neige et leurs deux  filles tout aussi élégantes et curieusement aux cheveux  tout aussi immaculés donnent, réunis dans la loge des soirées de gala, l’illusion d’un tableau de Watteau.
La terrasse du Trianon se vide maintenant à l’exception d’un couple  tendrement enlacé, tangotant sur le dernier morceau de l’orchestre.
De la musique il y en aura encore, cet après-midi dans le kiosque vert tout enrubanné de glycines qui trône au milieu du jardin public. Annette la chaisière, disposera les chaises de fer repeintes chaque saison pour ceux qui préfèrent ce confort à la promenade circulaire sur le gravier blond qui roule sous les pas.
Et encore ce soir au Casino, on dansera, on jouera, on boira : il ne faut pas perdre un moment de plaisir! Au Casino, il y a un cinéma, un théâtre, des salles de jeux, une vaste salle de bal  parquet marqueté, aux peintures murales art déco avec de noirs musiciens cubistes qui semblent danser aussi dans la lumière de l’énorme lustre de cristal. Les dames seront en robe longue, les messieurs en smoking et s’ils sont seulement en costume noir trois pièces ils arboreront un gardénia à la boutonnière. Tino, cheveux noirs calamistrés à la gomina argentine et danseur mondain, invitera les esseulées …
Brave Tino qui s’acquitte de sa tâche avec un détachement aimable qui peut passer pour une preuve de sa bonne éducation. Ce même Tino s’amuse vraiment avec les petits puisque son contrat prévoit qu’il doit animer les après-midi enfantines. Dans cette période insouciante il était normal que les enfants s’amusent aussi et Tino y réussissait à merveille. C’était pour nous des jeux, des danses, des chants, des cotillons, des déguisements et parfois des lâchers de ballon, que même les grands de dix ans et plus, sortant de la piscine toute proche, venaient admirer en criant avec les petits émerveillés : « plus zaut  ,plus zaut ! ».
L’après-midi, la chaleur augmentant, s’annonçait calme et douce entre deux divertissements.

Tout à coup dans un grand bruit de ferraille des  autocars déglingués débouchent sur l’Avenue du parc. De loin ils paraissent bondés et sur les toits brinquebale une énorme masse de paquets mal arrimés. A la rencontre de cette étrange caravane accourent Monsieur le maire et divers notables de la commune, ils indiquent au chauffeur hébété la direction du stade :
- Vous ne pouvez pas stationner ici au centre de la ville, vous ferez descendre vos passagers sur le terrain de communal. Il faut parer au plus pressé.
- Mais les enfants ont faim et soif.
- Ne vous inquiétez pas on s’en occupe.
Quelques curieux arrachés à leur sieste  qui ne comprennent rien à ce qui se passe regardent redémarrer les lourds véhicules immatriculés en Espagne, des murmures courent :
- Ce sont des rouges, mon Dieu, des Révolutionnaires ! 
Monsieur le maire informe et rassure expliquant qu’il s’agit de malheureux réfugiés en majorité des femmes et des enfants.
- Ces malheureux ont été bombardés. Vous en saurez plus en vous rendant au stade avec  tout ce que vous pouvez  offrir à ces pauvres gens.
L’information court de bouche à oreille, incompréhensible, impensable,  ces gens ont été bombardés, un bombardement ? Où, mais par qui, comment ? il n’y a pas eu de déclaration de guerre ?
L’autobus a déversé pêle-mêle sur la pelouse du terrain de rugby son chargement humain et les ballots où chacun a entassé ses biens les plus précieux.
Le spectacle est désolant, il y a là une majorité d’enfants, sales hébétés, des femmes au visage torturé serrent contre elle des bébés qui hurlent. Quelques hommes âgés, des infirmes se tiennent à part, silencieux tête basse. Les villageois,  profondément choqués, essayent de se rendre utiles. Il faut du lait, beaucoup de lait. Mme Rolou l’institutrice, qui ne manque jamais une occasion de se distinguer, ordonne que le lait soit bouilli, Hector le coiffeur, au bon sens pratique, suggère que vu l’urgence il vaut mieux porter trois litres de lait frais qu’un pasteurisé ! Chacun court de sa maison au stade, essaye de se rendre utile portant nourriture et boissons. Pendant que les enfants se restaurent les questions fusent :
- D’où venez –vous ? Que s’est-il passé ?
La gorge serrée une femme s’écrie :
- Guernica        bombardeo, muchos muertos !           Los aviones alemanes !
- Les avions allemands !
Un frisson …les allemands, là, tout près, et ces petits enfants, le visage poussiéreux rayé de larmes... La majorité d’entre eux n’est pas accompagnée d’adultes. Ils ont perdu leurs parents dans le bombardement, ils se serrent les uns contre les autres, le regard affolé.
Seul le chauffeur d’un des autobus parait avoir suffisamment de sang- froid pour être un interlocuteur valable. Monsieur le maire lui explique qu’il faut un peu de temps pour organiser des secours et que ce soir il faudra dormir à la belle étoile. On portera des couvertures. Et demain ? A propos où pensent-ils aller demain ?
- Nulle part, plus d’essence, pas d’argent, nous sommes arrivés.
Madame Langlois, la boulangère, qui chante si bien à la messe le dimanche, prend la parole d’une voix forte et vibrante :
- Quelle est la mère de famille qui accepterait une pareille horreur ? Il suffit de quelques foyers volontaires pour résoudre le problème. Le garde-champêtre va avertir tout le monde et j’attends ici ceux qui peuvent recevoir ces malheureux.
Pour les petits orphelins le drame continuait, cependant les familles d’accueil faisaient tout leur possible pour ne pas séparer les frères et les sœurs.
Ces enfants, traumatisés, ne comprenant pas le français, se débattaient, hurlaient quand on voulait les laver, les nourrir, au moindre bruit de moteur  se précipitaient  sous la table où ils se sentaient plus en sécurité.
De longues années plus tard certains  parlaient  encore un français approximatif, formaient une communauté solidaire dans le souvenir de leurs jeunes vies brisées.
La ville avait subitement perdu son insouciance, ses certitudes et sa sérénité.
Et cela pour de longues années  à  venir.




8 commentaires:

  1. Magnifiques, comme toujours, ces souvenirs de Cora.
    Vivement les suivants.

    Bisous

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  2. Quel contraste! Et chez nous... plus que trois années d'insouciance..N'oublions pas...

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  3. Comme c''est bien écrit Manouche! Un vari régal! Triste guerre qui vient balayer l'insouciance de la vie.

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  4. Lo de Cora tiene mucho y mucha miga.

    Besos.

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  5. Plus de photos d' hôtels que d' un seul tableau criant sa couleur ( ce n' est pas le vrai !)
    Nos souvenirs se maquillent des couleurs heureuses, on oublie les moments gris et noirs...

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  6. Tu as une plume excellente!!
    Et je t´applaudis.

    Bizz, Manou.

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  7. Comme me plait la expression "dormir a la belle Etoile".
    L'histoire est très intéressante, très intense, il me semble être là à regarder tout.
    Le bombardement de Guernica un horreur, en effet.

    Merci, Manouche. Bisous

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